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Là où les rubans disparaissent

     TW - Là où il est question d'agression

 

Image par Juanita de Paola de Pixabay

 

Montréal ouvrier, fin des années soixante. Des nuages poussiéreux saluent mes pas pressés. Quelques rares brins d’herbe s’attachent à mes semelles. Mille pieds carrés de mottes de terre séchées sous le soleil déjà trop lourd de ce jour de juillet. J’ai hâte de retrouver mes amis dans ce fond de cour mal entretenue, royaume dans lequel je suis admise de plus en plus souvent. Cette cour, c’est un écosystème changeant d’hôtes selon les déménagements, vivotant au gré des embauches et du chômage. 

 La lumière de l’astre m’aveugle, trop blanche, trop chaude. Mes doigts potelés, collants de bonbons fondus mêlés de sueur, remontent le bas blanc, glissé sur ma peau bronzée. Des traînées rose limette s’y étalent, la rendant vivante enfin, barbouillée d’une joie innocente, de la même couleur que les rubans qui retiennent mes cheveux.. Moment magique. 

Heureuse, je tourne sur moi-même.  Liberté soudaine de l’oiseau habituellement encagé, ne sachant qu’en faire. Habitué aux barreaux, aux mises en garde, aux restrictions de parents trop sévères, cette liberté me grise. Aujourd’hui, nul regard désapprobateur pour me retenir,les parents sont absents et la gardienne n’a pas envie d’en faire plus que nécessaire. Une fois le repas du midi terminé, elle m’a envoyé prendre l’air, une poignée de jujubes dans chaque main alors qu’elle se vautre devant la télévision, un Télé Radiomonde trônant sur ses genoux, ouvert sur une photo du «beau» Jacques Boulanger. Ma main, gluante de sucre, se frotte sur ma chemisette. Oubliée, la consigne de ne pas me salir. Oh! voilà Carole, ma voisine préférée! Un popsicle à l’orange fond sur son poing. De grosses gouttes luisantes roulent jusqu’au pli de son coude, se mêlant à la saleté accumulée dans son pli, veines irradiées de colorant artificiel.  Main dans la main, nous reprenons ma ronde improvisée, farandole à deux temps. Mais une confusion nous habite devant ce qui se trame dans la cour de la rue Fullum, cette cour commune où les enfants du quartier se rassemblent en cet été lumineux, mille neuf cent soixante-sept. 

 Petit Clément se tient au centre de la place. Ce rouquin, particulièrement insupportable, fait peur à tous les enfants de la rue. Pas question de jouer avec lui ni aucun de ses amis! Un étranger prend place à ses côtés, il n’habite pas notre rue Fullum.  Peut-être est-ce un cousin des Clément, un autre de cette tribu composée uniquement de mâles semi-délinquants, reconnaissables, tous, à leurs visages constellés de tâches d’or vieilli, à leur chevelure rousse, étincelante dans le soleil.  Il en a toutes les caractéristiques. Aucune mère- juge connue dans cette famille, personne n’est jamais là pour tout voir, tout savoir et tout gérer. Ce Clément-là fait toujours tout ce qu’il veut! 

 Campés sur leurs courtes jambes, genoux écorchés, ils nous bloquent l’accès, nous empêchent d’aller plus loin, et de revenir sur nos pas, tous sourires. 

      — Restez, restez, on vous a préparé une surprise! Ça va être le fun!, dit le petit Clément, entre deux mâchées de gomme.

     Au menu, des tours de magie, une saynète, des surprises.  Programme vague et mystérieux, délicieusement excitant, surtout provenant de cette graine de délinquant.  Je me sens flattée de son intérêt. Les enfants du coin ne sont pas du genre à s’amuser de cette façon. Les jeux des autres sont faits de coups de poings, de coups pendables, de coups de gueule, de «Mon père est plus fort que le tien», de ballon chasseur, de «Cest qui qui la, cest Marie Stella».   Il n’y a que moi, insistant trop souvent auprès de Carole pour jouer à nous costumer avec les robes démodées de ma mère, ses vieux souliers, ses sacs à main déformés, tout ça pour «faire semblant».

— Mettez-vous là, ordonne-t-il, yeux pétillants au-dessus d’un nez cabotin, montrant d’un doigt crasseux des cageots de bois à demi moisis, abandonnés dans un coin.  

  Des échardes se fichent dans le coton de ma petite culotte, piquent mes fesses, griffent ma peau. Excitées, Carole et moi ne tenons pas en place. Curieuses, nous n’osons nous lever. Mon ventre se serre sous l’impression grandissante de participer à quelque chose de mal, un événement risquant de me changer à tout jamais. Je brave un interdit, me retrouver en compagnie de ces garçons est défendu. Les enfants s’affairent gauchement. Une immense boîte, pliée de manière à avoir un fond et un plancher tient lieu de scène. Ils y installent leur matériel sur la vieille table branlante calée sur le carton. Dessus, des seaux de plastique oscillent, une corde à sauter se tord, une balle de baseball gît dans son gant de cuir racorni, un emballage jaune poussin de Chicklets à la menthe fond doucement, un sac de billes colorées rutile. Des pissenlits reposent leurs feuilles sur les briques chaudes du mur, tout autour du carton. Cérémonieusement, les garçons se placent devant ce décor improvisé. 

 — Mesdames et Messieurs, bienvenus au spectacle de la cour!  

 Un tiraillage s’ensuit, parsemé d’âneries sans queue ni tête. Ils se prétendent mousquetaires, mais leur jeu ressemble à une parodie de fous du roi déchaînés. Sur les cageots, nos rires fusent en cascades, même si ce n’est pas très drôle. Mettant soudainement fin à ce théâtre absurde, les Cyrano en culottes courtes s’approchent, l’air grave.  À quelques pouces au-dessus de nos têtes, ils sont un peu intimidants. Une vague odeur de menthe se mêle à leur haleine de dents mal soignées.

 —Fermez vos yeux, on va faire de la magie! dit le petit Clément, sa tête de diablotin rouge penchée, ombre soudaine couvrant nos visages.  Un sourire un brin menaçant étire ses lèvres, malgré une volonté de se montrer charmeur. Une courte cicatrice orne son menton, souvenir d’une chute récente à vélo. Elle brille, rouge d’infection, virgule légèrement suppurante.

 Heureuses de passer à autre chose, Carole et moi nous consultons en silence, indécises.  Finalement, la curiosité et l’excitation gagnent sur nos craintes. Nos paupières s’abaissent, conservant l’image rémanente de faciès moqueurs, une marque en «c» inversé sur le menton de lun deux, se démarquant dans ce huitième de seconde de perception rétinienne. Secouées de fous rires irrépressibles, nous attendons la surprise, un objet inattendu, un jeu nouveau, mais quest-ce que ça peut bien être?  Le soleil plombe, perce en son centre le cœur de ce jour d’été insouciant. Une pression sur mes lèvres me fait sursauter.  L’humide insistance d’un objet moite et vivant se forçant un chemin entre mes dents, tel un petit animal gluant. Mes yeux s’écarquillent d’un seul battement de paupière. Un goût sucré mouillé de Chicklets à la menthe me soulève le cœur. Au même moment, une main maladroite malmène ma couette, la libère de son ruban.  

 En un instant, je suis debout, cheveux dans les yeux. Le dégoût et l’étonnement me submergent.  Ce baiser surprise a suffi à transformer mes pensées en une masse inerte. Mon corps n’arrive pas à réagir. J’hésite. Lui asséner la gifle qu’il mérite ou m’enfuir à toutes jambes? Je tourne la tête, catastrophée, yeux ronds de stupeur, vers une Carole tout aussi incrédule, cherchant pour sa part à cacher son embarras sous un sourire niais. D’un bond, sans un mot, je m’élance vers ma maison.  Le bleu du ciel n’est plus qu’une masse rouge colère. Mes tempes résonnent du sang pulsé trop fort par mon cœur effarouché. Une cacophonie, entrechoquement de cailloux sous mon crâne, m’empêche de réfléchir. Un oiseau perché sur un toit rit si fort, je sursaute sous le choc brutal, ma perception amplifiée, sa moquerie me giflant aussi fort qu’une main lancée à la volée. 

 La honte, de ne pas avoir vu venir, de ne pas avoir compris, de m’être laissée surprendre.  La honte. Il faudra prendre garde, faire en sorte que la juge n’apprenne jamais ce qui s’est passé aujourd’hui.  Elle m’avait prévenu, elle m’avait tout dit. Elle va m’enfermer à tout jamais.  Mille neuf cent soixante-sept, l’été de mes huit ans, la honte, pour la première fois. .Et il a eu le temps de me prendre un de mes rubans!

Je ne suis pas ressortie de tout l'été.

                                                                             ΅

 1977 - Alors qu’une main anonyme glisse le long de ma jambe, se faufile sous ma jupe, force mes cuisses serrées, métro bondé, heure de pointe matin pressé, la honte, encore maintenant.  Je ne peux bouger, coincée entre la cloison du wagon et la marée humaine, croissante à chaque station. 

 Le souvenir du baiser volé de mes huit ans surgit dès le moment où cette main force mon intimité. Le goût douteux des Chicklets à la menthe envahit ma bouche, mon nez.  Crier, gesticuler, il le faudrait, mais non, je reste là paralysée, le rouge gagnant mon front, la sueur perlant sur mon dos.  La honte, compagne bien connue. Du siège à droite, un visage se lève vers moi, sourire glacial, menton glabre, orné d’une virgule blanche. Une mèche rousse se faufile hors de la casquette couvrant la tête de l’homme.  Le train s’arrête enfin. Je m’élance, bousculant tous ceux qui se trouvent devant moi. Un cri provenant du fond des âges est projeté par mes poumons en feu. Je cours, trop vite, le plus vite possible vers l’extérieur, là où l’air n’a pas cette odeur écœurante de Chicklets trop sucré.

 

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