Roi de rien

Writever Mars 2024

 La nuit tombe très vite, d’un seul coup, comme on jete au sol une charge trop lourde. Les rideaux sont tirés sur l’obscurité étoilée des fenêtres et les enfants, déjà en pyjama, rangent leurs jouets. Seul le château de cartes reste sur la petite table de la salle de jeu. Le père et le fils ont mis si longtemps à réussir cet exercice de dextérité et d’équilibre qu’ils veulent maintenant en tester la longévité. Le roi de coeur, coiffant la fragile construction, sera-t’il encore debout sur le toit de sa demeure, au matin? 

Tous vont au lit, riant, blaguant, 

— Je te parie une tartine au chocolat que le chateau sera en ruine à notre réveil!

— Ah mais non, nous avons pris toutes les précautions possibles! Il est bien solide, ce château!

— Bof, s’il s’écroule, vous le reconstruirez encore mieux, c’est tout, décrète la maman.

Alors que toute la famille dort bien tranquille, une grande agitation prend place au château. La carte principale, le roi de coeur, émet le souhait de visiter son royaume, sa dame accrochée à son bras. Se mettent alors en branle à leur suite tous les sujets de sa majesté, de la dame de carreau à l’as de coeur, en long cortège curieux et fasciné par l’environnement qui les entoure. Des poupées, des blocs, des peluches, des dessins, plus ou moins rangés, occupent les surfaces planes. Sur une chaise et au sol, des miettes de biscuits, vestiges de la collation du soir, sur la petite table, des traces de doigts collants oubliés par le dernier coup de chiffon négligeant. Les sujets, yeux grands comme des soucoupes, suivent leur roi dans sa lente déambulation sur le plancher glissant. 

Image par Agnieszka de Pixabay

Et, ce qui devait arriver arriva. 

Le roi de pique, ce jaloux, venait en sens inverse avec un cortège aussi imposant, composé de ses sujets trèflés et piqués. La collision eut lieu à quelques pouces de la table, à deux heures et vingt et une minutes, aucun des rois ne se résignant à céder le passage à l’autre, trop fiers, trop plein de leur importance. Le château s’écroula, éparpillant les sujets de toute allégeance au quatre coins de la table et même au-delà. 

Au matin, Rémi eut droit à une tartine au chocolat, mais quand papa voulut se remettre au montage du château de cartes, il refusa.

— Ah non, aujourd’hui, nous jouerons quelques parties d’échec! Mon roi te volera ta reine, voilà!