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Poisonné!

Image par Willgard Krause de Pixabay

Il était une fois une maison abandonnée, à l'orée de la forêt. Personne n'y met les pieds depuis belle lurette, on la dit "poisonné", et je n'oserai pas aller vérifier, au cas où! On ne sait même plus à qui elle appartenait, avant ce poisonnement malencontreux, ni même ce qui causa ce triste sort.Mais je l'aimerais bien cette maisonnette quand même, elle serait parfaite pour moi.

 Il faudrait y envoyer un volontaire, quelqu'un possédant un souhait de mort subite, une détresse bien profonde et bien enracinée dans son âme grise souffreteuse, une douleur incurable à jamais parce que l'âge, la décrépitude, les os cramés, le foie verdi. Quelqu'un pour qui l'arrêt de vie signifie une délivrance.  Ça existe, oui,... Il y a même des gens qui vont chez le médecin pour accéder à ce souhait ultime et mettre fin à leur séjour chez les vivants.

 Tenez, la vieille mère Fourasse, celle qui sent la poussière et le caca d'oie, à cause des bernaches qui crèchent dans son salon.  Elle a confessé au fossoyeur son désir de rencontrer l'anesthésiste lors de sa prochaine tournée au village. Elle lui quémandera un trépas consenti, n'en pouvant plus de se lever qu'après moult grimaces et tordages de membres. Nous pourrions l'envoyer dans la maisonnette et voir ce qui se passe ensuite: une mort poisonneuse ou aucun changement.

 Voilà! C'est ce que je vais faire de ce pas! 

 Et le petit homme fripé s'empresse chez la mère Fourasse, malgré l'odeur dégoûtante. Mère Fourasse, voulez-vous bien venir avec moi pour tester la maison poisonné? Après tout, mère Fourasse, vous n'avez rien à perdre, au pire, votre souhait se réalisera avant même que vous en parliez au médecin, c'est-y pas beau ça?

 Allez, allez, la mère, je vous aiderai dans le petit chemin montant, une poussée derrière, une tirette devant... La vieille rouspète, elle n'est pas certaine de vouloir ça. Une mort tranquille dans son lit, après avoir respiré les parfums aguichants du praticien c'est une chose.  Mourir des suites d'un poisonnement inconnu en est une toute autre. Qui sait si ce sera doux et paisible, ou brutal et douloureux? Mais voilà, à causer comme ça, nous y sommes.

 La pauvre mère Fourasse, blême des efforts fournis lors de la montée, puis de la retenue péremptoire à la descente, demande à s'asseoir un moment. Elle cherche son souffle, s'étouffe, recule d'un pas devant la maisonnette à la bobinette cherra, s'affale sur le tronc d'arbre renversé et refuse de bouger.

 Mère Fourasse, allons, la maison ne viendra pas à vous! Un dernier petit effort... Il vous faut franchir la porte ci-devant, la refermer derrière vous, et passer une petite heure dans la maisonnette... Allez où vous voudrez, dans le lit, ou sur le fauteuil, comme il vous plaira. Attendez la mort dans l'assoupissement ou les yeux grands ouverts, c'est à votre guise, mais allez, nom d'un gueux! Je vous promets que je surveillerai le soleil et dans une heure pile, je vous crierai de revenir... Je vous souhaite une fin digne de votre vie!

 La vieille y va, clopin-clopant, elle ne pipe mot, regarde sa mort venir vers elle droit dans les yeux, une larme roule. Elle ouvre la porte, s'engouffre dans la maison, referme le tout sur son derrière mou et voilà... une heure à attendre. 

 Reviendra, reviendra pas? Mourra, mourra pas?

 ...

 ...

 ...

 Le soleil roule dans le ciel, tout doucement, une petite heure. Ce n'est pas la course folle quand même, il bouge, mais très peu... L'heure passe sans crier gare...

 Mère Fourasse, mère Fourasse! M'entendez-vous? L'heure est passée, êtes-vous poisonnée?

 Un silence inquiétant répond aux cris du petit homme. Il craint le pire et voit ses rêves d'appropriation de la maisonnette partir en fumée de poison! Si la mère Fourasse est morte dedans, poisonné de frais, il n'y mettra pas le pied, c'est entendu!

 Une fenêtre s'ouvre sur une chansonnette d'antan, du temps de la jeunesse de la mère Fourasse, alors qu'elle s'appelait la belle Gigi aux tresses de cuivre. Une jeune femme s'y penche, fredonnante, souriante, salue de la main le petit fripé, bouche bée. C'est que c'est elle... c'est la mère Fourasse, rajeunie, rajolie,  avec ses tresses rutilantes, avec un sourire comme-ci et des yeux comme ça, une taille fine et souple, une allure d'enfer...

 Ah p'tit fripé, le voilà ton poisonnement! Je suis bien guérie de mon désir de point final, je me sens bien, dans une forme dont je n'avais plus aucun souvenir et je reste ici! Pas question de retourner dans le caca d'oie, ma maison t'appartient, je te la donne. À moi le poisonnement de Jouvence permanent, la vie éternelle et mes 20 ans pour les siècles à venir!

 Et le petit homme fripé retourna sur ses pas, bien pris qui croyait prendre, regrettant amèrement ne pas avoir testé lui-même le poisonnement de la maisonnette.  Ce sera pour une autre fois!


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