Passer au contenu principal

Coquille – Conte macabre des Temps Incertains

 


Image par Ángel De Ávila de Pixabay

 Sur la route

La vieille Volks file à une allure respectable malgré les nids de poule parsemant le chemin.  Ses roues de bois, substituts aux pneus dorigine, glissent plus quelles ne roulent dans la boue. Elle sera au rendez-vous à lheure cest une certitude. 

On doit survivre, et pour ça, on doit se reproduire, quon le veuille ou non. Cest la loi des Clans daprès la fin du monde.  Le tacot savance dans le crachin matinal vers une union que plusieurs voudraient fertile.  Sa passagère ne partage pas cet enthousiasme.  Lavenir du monde, cest son dernier souci. Lespèce humaine ne mérite pas quon s’échine à la perpétuer. Son dédain est palpable, mais sa promesse, indéfectible.  Se montrer à la hauteur des attentes paternelles est la seule issue possible. La paix mondiale en dépend.

Les Banlieues Noircies sont très loin, à louest de la forteresse lumineuse de lEst, Taj Mahal récupéré par les survivants. Un escadron de pigeons de la mort suit le véhicule à courte distance. Ces soldats du ciel, aujourdhui horde dépenaillée, sassurent que la Volkswagen ne dévie pas de sa route.  La vieille guimbarde est tirée par un bœuf nerveux, rescapé des abattoirs.  Il est le seul en état deffectuer un tel voyage dans tout le Clan de lEst. Il remplace lessence, désormais introuvable. La carrosserie rouillée ballote ses voyageurs dans tous les sens. Des giclées noires et grasses soulevées par les sabots de la bête recouvrent le véhicule.  Un œil avisé pourrait distinguer, par les vitres des portières, un visage pâle aux yeux clos. À demi cachée par de longs cheveux roux, teinte unique dans la région, Kathy, sorcière du Clan de lEst, seule survivante femelle parmi les enfants du chef, sisole. On la dit sorcière :on lui reconnait le don de lecture des lignes du ciel.  Le futur se révèle à elle parfois, mais aujourdhui, son regard tourné vers lintérieur rejette ce paysage apocalyptique. De temps à autre, des vestiges racornis dun passé pas si lointain apparaissent à lhorizon.  Tout est calciné sur une distance inconcevable pour lesprit. Sacrifiée pour le bien commun, la révolte de Kathy gronde sous sa soumission. Lintello des Banlieues Noircies et celui du Clan de lEst laccompagnent, chaperons insolites aux allures de bibliothécaires. Longue robe grise pour lun, tunique brune pour lautre, tous deux coiffés de chapeaux pointus, des lunettes rondes sur le bout de leurs nez trop longs, ils discutent.  En conciliabule depuis le départ, ils compulsent mentalement les textes anciens que personne na encore lus, cherchant celui auquel se rattache la venue de Kathy. 

—        Je suis convaincu que nous voyons ici une version moderne de la vie de Catherine dAragon, que lon dit princesse espagnole, que lon croit devenue reine dAngleterre, sans rejeton digne de ce nom selon son prétendu époux Henry VIII. Allons donc, ne me dites pas que vous ne reconnaissez pas la situation!  Même cette chevelure dune teinte si rare est en accord avec les légendes!  Cet accouplement est voué à l’échec, tout comme celui de l’éphémère reine dAngleterre. Dans notre cas, il ny aura que des fils… Que de dépenses inutiles, alors que nous sommes déjà bien pauvres dans lEst!

—        Meuh non! Vous avez tout faux! Il sagit clairement dune énième variation des «Servantes écarlates », lexistence de femelles ne pouvant servir qu’à des fins de survie de lespèce. Et survie il y aura! Des filles, des filles, au moins une à chaque année, pour les trente années à venir! Ce sera, de plus, exponentiel, ces filles en porteront dautres encore et encore …!  Et si jamais il y a du mâle qui se pointe, on en fera des appâts à loups-garous, comme ça tout le monde aura à manger dans nos Banlieues!

Le bœuf sarrête.  Cest ici que le voyage sachève.

 


Image par Fabien Monteil de Pixabay

Dans ses bras, pétrifiée

Une chambre spacieuse, mal entretenue. La fenêtre, carreau craqué en étoile, laisse pénétrer un air salé absurdement joyeux, charrié par un éclat docéan inattendu. Le froid est combattu par l’âtre aux pourtours sculptés dangelots joufflus, grondant une chaleur amicale. La maison de campagne, bâtie il y a plus de trois cents ans, est semblable à toutes les fermettes des environs.  Kathy y passe ses jours et ses nuits à regarder les cieux, à observer les nuages pour y lire lavenir et effacer le passé. Elle ny voit que des ailes.  Est-ce un signe que les nuages lui envoient? Est-ce son esprit qui dérive trop loin?

Roulée en boule, bras serrés autour des genoux, Kathy se tasse tout au fond de son lit. Sa tête sencastre dans le coin où les murs se rejoignent.  Des soupirs, des frémissements émis tout bas résonnent dans sa tête avec fracas. Souvenirs dhier, dune autre époque, souvenirs dune autre vie. Quand le bonheur existait ou quelque chose de semblable. Frottements de pattes à lintérieur des murs, dans les fissures, craquements des têtes-de-clou dans lair froid de lhiver. La peur et le désespoir ont envahi son l’âme.

Des éclairs de douleur fragmentent sa conscience abimée par les fièvres chaudes, celles apportées par la « fin ». Cette maladie venue de loin qui efface tout sur son passage, le bien, le mal, et le reste.  Kathy sanglote sans le savoir dans lobscurité ambiante.  Les ténèbres samenuisent pourtant. Un ciel en lambeaux gris pâles,  sinvite par la fenêtre.  Une formation en échelons annonce le ballet des oiseaux de guerre. Trois fois le matin, dès le lever du soleil, trois fois en fin de journée, juste avant son coucher,  ils tournent, toujours en V, au-dessus de la masure. Ils répètent une leçon engravée dans leur cervelle doiseau, jour après jour sans cependant la conclure. Spécimens dun ancien Pidgeon Project avorté, ils nont pas été déprogrammés depuis le dernier conflit.  Cette guerre sest étirée longtemps après la ratification de traités par tous les chefs d’États. Son arrière-goût damertume et de rancœur, les relents haineux qui en émanèrent sont toujours présents dans les campagnes profondes, où des loqueteux tentent encore de réunir des troupeaux de bêtes dociles et casanières.  Ces gens simplets sont allergiques à la nouveauté, intolérants à la différence. 

Plusieurs pigeons bisets ont encore, fixés au bec, les lance-fusées dont larmée américaine les a affublés au début des conflits mondiaux. Ces armes démantibulées pendent aux cotés des  petits becs cornus, déséquilibrant leur vol. Certaines contiennent toujours les munitions meurtrières qui ont fait tant de dommages chez les civiles. Elles confèrent un air macabre mal assorti à la grandiloquence joufflue de ces fausses colombes.

 Lun deux, un blond aux yeux bleus surnommé Carmen, chef descadron médaillé, s’éloigne de la formation.  Perché dun air décidé sur le rebord granuleux de la fenêtre, son roucoulement annonce son amour pour la belle. Ressentant la détresse de Kathy, son impuissance le rend malheureux.  Cervelle doiseau, soit, mais mémoire infaillible .  Dans son souvenir, des graines lancées dans sa direction, par une femme à la chevelure rousse dorée, quand tout allait mieux, quand on croyait que ça allait bien, les câlins sur ses ailes brillantes dans le soleil de midi. Temps heureux, davant sa capture lors dun vol de plaisance à New York, voyage qui avait changé le cours de sa vie. Avoir retrouvé Kathy, petite fille de sa protectrice, lavoir reconnu grâce à sa chevelure à la couleur unique dans les clans de lEst, après toutes les catastrophes, tous les anéantissements, relève du miracle. Il a réuni la bande danciens guerriers de sa garnison et leur a fait promettre de la protéger, elle et personne dautre, du moins tant quil sera en vie.

Exhale.  Un chuintement humide dair sale s’écoule du nez de la prisonnière.  Ça racle de partout là-dedans, gorge en feu dartifice pulmonaire . Kathy la donc chopé, enfin. Une maladie à faire verdir denvie la Dame aux Camélias, dont personne, à part elle, ne se souvient, ou peut-être que si… peut-être quun des intellos saurait de quoi il sagit.  Ils en connaissent beaucoup plus que ce que lon croit, ces éthérés fantomatiques, rescapés des goulags anti-lecteurs, survivants des îles Solovki. Rescapés de la mort, ils courent tous vers de secrètes réunions. Elles ont lieu chaque soir, dès la nuit tombée.  Ils se hâtent, qui un béret sur la tête, lautre un carnet à la main, plume à loreille, stéréotypes vivants. Aveugles, dit-on, à tout ce qui les entoure, mais tout ouïe à la reproduction orale d’écrits anciens, rapportés par quelques savants rescapés. Ils sont toujours pressés de rejoindre leur cercle fermé, composé de rassembleurs de mots perdus . Usant du sang des rats écrasés par les patins des traineaux, sur des restes de plaques dasphalte provenant danciens stationnements  aujourdhui défoncés, ils transcrivent ses contes inconnus.

Rouge de rouille sur la couverture roidie qui la garde au chaud, les crachats saccumulent en un Rorschach indéchiffrable. Pas dArmand Duval à lhorizon pour essuyer l’écume poisseuse de sa bouche, encore moins de Colin rigolo pour tenter de faire passer le lotus bronchiolique dun seul drink de musique liquide, pianotissime antitussif.  Infection, inflammation, épaississement des muqueuses et du mucus, irréversibles dommages collatéraux dune fin de monde qui na pas lieu comme elle le devait.

Non, personne ne s’est retrouvé explosé, irradié sous le poids dun Hiroshima puissance 10. Little Boy et Fat Man ont eu lair denfants de chœur comparés à ce quon nous a balancé sur la tronche, des décennies plus tard. Plusieurs ont survécu, ce ne fut pas la catastrophe annoncée.

Non, nous navons pas été brûlés vifs par un soleil frappant la Terre à travers une loupe grossissante, dévastant tout sur son passage en incendies .

Non, nous navons pas été noyés sous  les inondations  provenant de la fonte des pôles. Aucun calinours blanc s’ébrouant sur un glacier de la taille dun mouchoir de poche, bordé dune dentelle givrée na été photographié. 

Ce nest pas non plus le fait de lancêtre exterminateur, ce vieux Toba de Sumatra. Lexpert en fin du monde partielle crachait sa haine des humains dune manière encore inédite à ce jour, il y a déjà quelques décennies. La Terre a mis du temps à sen remettre.

Mais ce qui a eu raison de nous est incroyable, plus dévastateur et exécrable quune fin du monde climatique ou quune guerre nord-sud.  Ce qui a eu raison de nous na pas de nom, pas de forme, pas de vie. Ça tue et cest tout.  Un ennemi invisible, mais impitoyable. La Fin.

Coups frappés à la porte, claquements de pas sur le seuil de lentrée. Immobile, seule loreille frémit. Lodeur durine des chats errants simpose malgré son odorat délirant  - une fois oui, une fois non - avec louverture des portes. Les coquerelles disparaissent rapidement, elles ont appris qu’à larrivée de Harry, surnommé Celui qui veut, elles ont intérêt à se faire discrètes. 

La porte violemment poussée, sa chambre se nimbe de soleil livide. Une ombre géante l’éteint . Le jour pointe quand même dans sa rétine, filtrée par ses paupières. Privé de courant depuis un moment, rien ne ronronne ou nallume, seul le halètement rauque de Celui qui veut se fait entendre, jumelé aux craquements du feu de l’âtre. Saoul encore, son désir de se repaître de sa captive lentraîne, titubant, vers le rideau de lit entrebâillé. Celui qui veut, dans son impatience de se repaître de ses restes, laboure les reins de Kathy dun vague semis dont il espère une récolte printanière. Murée en elle-même, accrochée au mutisme duquel il veut lextraire, Kathy est tendue à se rompre.

Lueur despoir. Le sien à lui.  Seule femelle humaine de la région, sa venue dans ce quartier devait sceller une alliance dont le chef de clan de lEst a bien besoin pour se protéger des Vaillants Westigoth.  Mais pour cela, un enfant doit naître.  Cet enfant devra être une fille en bonne santé.  Lespèce doit se reproduire, coûte que coûte.

Clouée au matelas, Kathy est assommée de fièvre.  Retournée dun geste brusque, l’être hirsute l’écrase de tout son poids.  Sa toux n’émeut pas logre, le sang craché non plus.

Suffocation. Le poids lourd labat et amenuise un peu plus son souffle court.

Minéralisation. Plus un geste, pas même un battement de cil, pas de hoquet ni de soupir. Indifférence.

Exsangue. Son souffle accroché à un reste de conscience, poumons gonflés, plèvre sans attaches.

Des relents lugubres seffilochent aux ouvertures, laissant entrevoir des gorges dinflammation fauve. Même le pus prend des allures de métaux précieux. Un mauve maladroit dérive aux coins de sa bouche meurtrie. Figée, elle le reçoit sans ressentir la mouvance de cette marée envahissante, ce brusque va-et-vient senfonçant au cœur des choses vivantes. Anesthésiée. Celui qui veut veut une fille. Une porteuse. Malgré tout, malgré elle, malgré le virus qui tue les femelles. Carmen observe, du haut de son perchoir, en colère et malheureux. Traînant son arme de force, une désolation immense le submerge. Ne pas pouvoir faire feu sur lintrus, cet homme qui veut tant sauver la race en tuant sa partenaire à petit feu, lenrage. Dune patte fébrile, il ne cesse de replacer son lance-fusées, tentant de le fixer solidement à son bec. Les coquerelles, immobiles, nosent pas même respirer avant que le croquemitaine ne quitte les lieux.

Leau, coupée aussi. Lodeur qui s’échappe à la levée des draps est pestilentielle.  Mains moites, cœur haletant, son gosier souffre, taraudé par la soif, asséché par les lampées dair volées à la mort. Paralysée, déshydratée. Son sexe suinte un foutre nauséabond, infecté depuis toujours.  Elle sait que tout ça est vain, quil ne naîtra rien de bon de ces assauts putrides.  Ils sont tous deux déjà morts, et les cadavres ne produisent jamais que leur lot d asticots grouillants.  La radioactivité, les modifications génétiques provoquées par toutes les catastrophes et les accouplements entre consanguins ne laissent présager que des malheurs supplémentaires, naissance d’êtres monstrueux, bébés éléphantiasis ou quasimodesques, gueules qui rient et anencéphalies engendrant des pleurs infinis.

Son épaule pour perchoir, Carmen lenlace du mieux quil peut.  Brève consolation que lamour dun pigeon modifié pour la guerre.  Dun bec précis, avec une infinie douceur, il repousse les mèches de cheveux collantes autour du visage aimé.

 

Coquille

Contre toute attente, le ventre de Kathy sarrondit.  Dur, cireux, sans creux ni bosse.  Après des semaines de gestation, agitée, souffrant en silence, un œuf ovale de la grosseur dune orange voit le jour.  Malgré ses réticences, une certaine tendresse irradie le  cœur de Kathy pour ce rejeton imprévu. Sa forme douce, sa couleur claire aux reflets ambrés en font un bijou précieux. Repousser le froid est désormais impossible. Mais comment couver ce petit? Il aurait fallu de la laine, des mitaines, des foulards, des plaids, des édredons, des flambées grandes comme des maisons. Et de lamour, beaucoup damour.  Il ny a que le ciel sans étoiles.  Le caïd se doute bien que cet œuf ne lui est rien. Lui si fort, si fantastiquement parfait, ne peut avoir engendré cette horrible promesse  dHumpty Dumpty.  Carmen, ce renégat, soldat à rabais, mercenaire du ciel serait donc, celui-là, lengrosseur de la seule femelle de la contrée!

            Sa vengeance sera terrible. Semparant de l’œuf, son sourire sadique s’élargit encore.  Le tenant entre deux doigts, il le balance, menaçant de le laisser choir, du haut de son bras levé au-dessus de sa tête.  Le reposant, il verse lentement le liquide incolore sur la coquille, vinaigre fort, solution aqueuse destructrice.  L’écoulement sagglutine à la base. Les bords  seffritent sous laction de lacide acétique, la coquille samincit dheure en heure. Cest laffaire de quelques jours.  Kathy, exsangue, subit cet avortement forcé.

Exhale.

 La coquille abimée et ramollie est désormais poreuse, trouée par endroits. Son contenu est visible sous la membrane exposée. Sarrachant de son linceul avec une énergie aussi soudaine quimprévisible, Kathy se précipite.   Trop fortement étreint, l’œuf se fissure. Tache rouge dans le jaune soleil.  Lalbumen s’étale et englue le plancher.  Des heures plus tard, séché, il craquera sous les pas des fossoyeurs.  Plus rien ne retient le soleil de couler dans le vide intersidéral.

Craquements sourds dans le plafond trop bas dune chambre trop sombre, le toit s’écroule sous les coups de butoir dun invisible boulet de démolition. Carmen fait feu sans sarrêter, du haut de sa fenêtre perché.  Sa rage est incroyable, bruyante et vengeresse.  Toute la maisonnée est assassinée par ce pigeon fou de douleur.  Une fin terrible guettait le voyou meurtrier.  De son arme rattachée et fixée à son bec par une solide brindille et un écrou doccasion, Carmen lui  tranche la tête en quelques secondes, sans même une pensée.

Ramassée sur elle-même, gisant sur le plancher, Kathy reste immobile.  Son corps décharné protège une petite étincelle jaune d’œuf, encastrée dans son flan. Fée ailée de la grosseur dun doigt replié, Clochette est enfin née.  Elle sannonce à lunivers dune voix de crécelle, tintinnabulant à qui mieux mieux.  Kathy sourit, Carmen perché sur son épaule.

 —C’était donc ça, les ailes vues dans le ciel!

Cest le début dune ère nouvelle où tout est permis à qui voudra bien essayer. Carmen et Kathy règnent désormais sur les Banlieues Noircies.

Les intellos sont daccord. Tout ceci nest nulle part écrit.  Ni dans les contes anciens ni dans les légendes dhier. Personne na jamais raconté cette histoire incroyable. 

Les restes du chef des Banlieues Noircies, ramassés par les fossoyeurs habituels serviront aux intellos. Ils retranscriront lhistoire le plus fidèlement possible, avec son sang à demi-coagulé. Ils immortaliseront ce conte macabre des Temps Incertains sur lasphalte craquelé des stationnements sans nom dun pays lointain où personne ne mettra jamais les pieds.


 

Image par schneeknirschen de Pixabay

Commentaires