Passer au contenu principal

Zone grise - Nouvelle



Texte soumis en Atelier d'écriture UQAM 2018.  Ça été une belle occasion d'apprentissage de la ré-écriture maudite.  Et que de pas parcourus depuis et que de coupures, ratures, ré-arrangements et autres tortures!  J'ai eu bien des maux de tête, beaucoup de périodes de découragement où je savais plus trop quoi faire ni comment le faire.  Il y a encore du travail mais comparé au premier jet, c'est assez réussi!  La preuve?  Un beau B+ ;-)

 Zone grise


Il vient de loin. Ses yeux noirs parlent d’ailleurs au milieu desquels je me verrais bien. Dois-je y plonger ? Il me regarde et j’angoisse. La distance qui nous sépare se mesure en kilomètres de différences culturelles. Il n’y a rien entre nous, sauf le désir qui déborde de partout.
« I want to love you, and treat you right
  I want to love you, every day and every night”.
        Une nuit trop chaude.  Un bar de la Maine où la bière coule à flots. La foule hétéroclite se balance sur l’after beat au centre d’un triangle lumineux. Seule, comme d’habitude, je suis accoudée au bar. Le rythme exotique me berce doucement. Une silhouette sombre se détache, immobile, près de la porte. Rien ne la distingue des autres, sauf son regard insistant. L’homme épie mes mouvements, pas glissés sur arabesques improvisées. Je ne m’avance pas malgré le malaise. Et s’il partait, simplement ?  Quelle insoutenable idée!
Envie de lui. Craintes insensées. Mon corps l’appelle, ma tête le fuit. L’excitation, si soudaine, m’étourdit. Suis-je possédée ? Il s’approche et je recule. Il me regarde et je me détourne. Je sais déjà comment ça va finir. Malgré la douleur annoncée, les cris et les larmes, une force inconnue me pousse vers lui.
Je suis terrifiée et ça m’excite. La possibilité que tout s’éteigne d’un coup, que son regard se tourne ailleurs me serre le cœur. Peur de lui, désir d’un nous, pressentiment néfaste.
Un rhum brun s’il te plaît, un dernier, bu d’une traite en le fixant effrontément. Ce soir, je résiste. La frayeur, devant ce diable d’homme, a gagné malgré mes airs bravaches. Dans mon dos,les fêtards hurlent un air connu: I will survive!

Les feuilles d’automne tournoient dans l’air mouillé. Ma vie se déroule dans le noir de tes yeux.  L’art de la séduction, ce ravissement magique, tu connais. Mettre à mal mes dernières pudeurs te fut  un jeu d’enfant. J’ai cédé sans regret.
Don’t fall in love with me, it’s just a game, tu répètes.
Pas d’inquiétude, seule la vie avec toi au lit m’intéresse, de jour comme de nuit. Ce que tu fais hors de moi, je n’en ai rien à cirer. Le dédale bureaucratique t’avale. Visa, permis, réfugié en provenance de New York, USA? C’est louche, compliqué. Ça ne me concerne pas, je refuse d’y être mêlée.
Tu me hantes telle une migraine tenace. L’ensorcellement me rend idiote. Ma volonté s’effrite. T’attendre, toujours.  Visites conditionnelle, jamais annoncée qui me tiennent sur le qui-vive. Tu m’attires et me repousses à ton tour. Refuser de tomber dans tes pièges m’épuise, ça demande une concentration de tous les instants. Non, je ne veux pas t’épouser, je ne porterai pas ton bébé, je ne serai pas ta marraine-fée. Je veux juste te garder, sans condition rattachée.
Je deviens poupée, belle et lisse comme une pub de savon parfumé, parfaite pour ton regard de mâle assumé. Reins cambrés, ventre rentré. Le ciel commence là où finissent mes jambes. Ma taille s’affine sous des seins qui s’épanouissent en toute liberté. Les improvisations impudiques dont je me rends coupable donnent le vertige. Je veux ton désir, il passe par tes yeux. J’y disparais de plein gré, prête à presque tout pour te retenir, même à trahir cette promesse de ne pas t’aimer. Mon abandon devrait suffire.
C’est dans une chambre du centre-ville, sur un matelas avachi, que nos corps se rencontrent. Les ombres adoucissent mes courbes et cachent mes os saillants. Le jeu lumineux des enseignes clignotantes escamote les cicatrices sur ma peau. Elles deviennent bijoux secrets, blessures de guerres dont on ne parle jamais. Les tiennes m’émeuvent. Elles sont plus sinueuses, fil de lame ciselée sur l’arc de la clavicule, épais lacet bourrelé sur la hanche. Tu viens d’un quartier où grandir fait mal

L’impatience me rend folle.  L’attente est une barrière à abattre, à se frotter violemment dessus pour qu’enfin surgisse cette microseconde du passage à l’ailleurs où je me transcende enfin en toi. L’intolérable désir qui inonde ces lieux autrement sordides balaie le peu de dignité qui me reste. Un tourbillon d’émotions fortes, un raz-de-marée recouvre le monde à chaque fois.  Je t’ai dans la peau, tes sortilèges me réduisent à presque rien, à l'ombre d'une prière répétitive, murmure d'un 'je t'en pris, reste', jamais à haute voix.
Défoncée jusqu'à la gorge, splittée, mes tripes contenant mal ton dégorgement, j’en redemande encore et encore. Tu peux prier tes dieux païens, prétendre à un calme froid, répéter que tu t’en fous, mes refus à tes requêtes pressantes te rendent furieux. Ta vengeance éclabousse mon bas-ventre et j’aime ça cette fois encore. Tu détruis mon corps autant que tu hantes ma tête, dans un jeu cruel dont tu es le maître incontesté.
Tu me brûles les ailes, m’épingles au mur. Tout est magnifié dans cette pénombre. Dorures et nacre. Nos corps se reflètent dans les miroirs grâce aux flammes flageolantes des bougies disséminées, auréoles de vierges sanctifiées. Un mélange de sucre glace, de lait, de miel, de chiures de mouche, du sang des femmes sacrifiées par toutes les religions de ce monde me couvre de la tête aux pieds. Le Barbancourt trois étoiles rouge, réchauffé à même l’haleine abrutie au clairin me retombe en pluie sur le visage.  Les rigoles incolores scintillent comme de minces rivières de sang sur mon cou et ma poitrine dans la lumière blême qui s’infiltre par les rideaux entrouverts. Ton visage, masque opaque et silencieux convenant à ton rôle de grand-prêtre, juge et partie de ce rituel animiste, demeure indéchiffrable. Tu veux me casser, me faire plier, en vain. J’oscille, me languis sans répit. Une transe folle m’habite sous ces néons rouge et jaune. Mon ventre se contracte, je redemande cette douleur qui cogne au fond de mes tripes, trou noir qui t’engloutit au creux de mon être. Te garder au chaud dans cette grotte sombre et écarlate, te protéger de l’hiver qui frappe déjà trop fort. La violence de notre étreinte me laisse brisée. Je me perds dans tes yeux. Je n’ai rien de plus à donner. Les flocons ouateux flottant mollement dans l’air limpide de janvier me rappelle à moi-même. Non, je ne cèderai pas, ce n’est qu’un jeu.
Regarde-moi! Regarde comme je suis bonne! Je fais ça pour toi! Si tu te détournes, je m’éteins, je m’étiole, je disparais. Je n’existe que par toi et ton regard braqué sur moi. J’aime que tu m’aimes, que tu te repaisses de moi, que tu m’ingères. Loup affamé, serpent efflanqué, ta langue fourchue charnue léchant la moelle de mes os jusqu’à plus faim, jusqu’au blackout, jusqu’à l’ivresse qui tue.  Pourquoi n’est-ce pas pareil pour toi? Pourquoi tu joues?

Des ombres nouvelles dans ton regard réclament ma reddition prochaine. Je ne fléchis pas, au risque de te voir me quitter. C’est là où résident les restes de ma dignité.  Si tu tiens tant à vivre ici, tu devras y parvenir par toi-même. Je mets tout en œuvre pour te séduire, autrement. Je me peins en déesse d’ailleurs, charmeuse au grain de peau satinée moirée, peinte d’arc-en-ciel printanier pour être certaine de ne pas me tromper. Aguicheuse étrange, au gré des vents hurlants je me pose sur des coins de rue dont nul ne sait les noms. Séductrice, j’invente un monde à part où il n’y a aucune frontière, où nous sommes partout citoyens du monde. Dans des villes trop anciennes pour apparaître sur aucun atlas, dans des pays ailleurs à nous-mêmes et qui n’existent nulle part, je me tiens, nue, chancelante. La foudre me frappe, la pluie me gifle, mais je tiens bon.  Regarde-moi.

Mais c’est déjà trop tard. Nous sommes devenu un fruit trop mûr qui n’est qu’arôme et promesse, plaisir déçue. Sa chair éclate avant qu’on y mette les dents et sa texture pâteuse rebute plus qu’elle ne satisfait. Une cruauté froide se mêle à nos jeux, l’attente autrefois exquise devient une torture raffinée.  Nos rencontres tournent aux cauchemars. Tes exigences me dépassent, je ne me résous pas à agir comme tu le suggères, c’est de la folie. Je refuse, encore, toujours, même si j’ai de plus en plus de mal à te dire non. Tu réponds à mon opposition par un désintérêt non négociable.

Une blondeur incandescente et volubile comme une enfant t’ensorcèle à son tour. Un manque de sérieux flagrant, si frais, si gai dans l’air trop chaud et humide de juillet. Je te comprends. Ça fait changement des grincements de dents, des refus constants. Tu espères tout de cette innocence, surtout un salut permanent, un mariage de complaisance, à consommer à toute vitesse, le temps presse. Elle est à son tour captive de tes yeux si noirs dans lesquels je me dilue trop tôt, trop vite.
Je me fais Erzulie Gé-rouge, la belle bafouée. Je pleure, je gémis, j’ai peur de perdre au jeu de la vie, de te perdre au milieu de nulle part, au profit d’une autre. Je te jalouse, je me limite, je refuse de jouer à qui perd gagne pour m’embrouiller dans les dédales des cœurs à prendre et à jeter. À vouloir te donner le meilleur de moi, je t’expose au pire. Je crie, je griffe, tu me gifles à la volée. Le saisissement me fige. Je te regarde partir avec ta démarche féline toujours égale, sans te presser.  Ma colère gronde, elle me dévore. Ce soir-là, un trou apparaît dans le mur près de l’entrée, mes phalanges sont violacées, mon corps a renoncé.

Le plan B n’a pas fonctionné. Il est rapatrié alors que je termine une soirée en petites miettes au fond d’un autre lit, pétrie de bons sentiments par des mains expertes, éreintée par les assauts guerriers d’un autre conquérant. Je n'y crois plus, mais je peux faire semblant, il faut bien que la vie se vive.  Si mon corps est ailleurs, mes pensées sont toujours avec lui.
Un dernier espoir malsain m’amène sur l'île surpeuplée aux palmiers secoués trop fort par des tempêtes de mer phénoménales.  Je parcours en tous sens cette contrée ravagée, le cherchant dans des villages reculés, sur de hautes montagnes pelées. Il est déjà de retour à New York, USA.  Nous nous sommes manqués de peu. Je n’y ai croisé que des êtres hantés par le chagrin, la frayeur. L’adversité et un soleil de plomb les tenant au ras du sol, seule l’espérance d’un éventuel répit les garde en vie. Ces exilés chercheurs d’asile noyés au large, cette chaîne d’affamés squelettiques bafoués par tous n’ont pas suffi pour nous rattacher l’un à l’autre. Ces êtres perdus, je les porte tous en moi, je les serre dans mes bras.  J’aimerais les rassurer, les consoler, mais ils m’échappent, filent entre mes doigts, ne me laissant que quelques poussières de souvenirs éphémères, comme lui.
Ce ne fut  que ça, un moment de vie. L’histoire du monde, résumée en quelques minutes de rut étincelant. Une danse violente datant de longtemps avant l’apparition de l’Homo Habilis, tapant le rythme du temps sur une peau tannée d’on ne sait trop quelle bête féroce pour le bon plaisir d’un dieu lointain. L’un s’érige et l’autre s’ouvre. L’un donne et l’autre prend. I did survive. C’est un air connu, rien de nouveau. Passez badauds.




Commentaires

  1. Très beau texte Jo ! C'est épique, organique, sauvage, sensuel. J'adore !

    RépondreEffacer
    Réponses
    1. Merci, c’est gentil! À chaque fois que je le relis, je vois où je pourrais améliorer, couper des redondances, élider des prises en charge! Ça ne finit donc jamais? Ahaha!!

      Effacer

Publier un commentaire